La Taxonomie de Bloom peut aider les enseignants à poser des questions qui permettent de situer le niveau de compréhension des élèves. Mais on peut aller plus loin, et l'utiliser pour mieux enseigner.
La Taxonomie de Bloom, aussi appelée Taxonomie des Objectifs d'Éducation, fut créée en 1956 sous la direction de Benjamin Bloom, un psychologue de Chicago spécialisé en pédagogie. L'objectif était de promouvoir des formes plus avancées de raisonnement telles que l'analyse et l'évaluation de concepts, procédures et principes plutôt que la simple mémorisation répétitive de faits. Elle peut être un compas utile pour la conception de parcours d'apprentissages.
Elle est une classification des processus du domaine cognitif (les deux autres domaines étant l'affectif et le psychomoteur). Elle propose une hiérarchisation de ces processus et à chaque processus correspond des activités que la personne est capable de réaliser :
- Connaissance (mémoriser, nommer, ordonner, identifier...)
- Compréhension (décrire, discuter, expliquer, exprimer...)
- Application (démontrer, employer, interpréter, résoudre...)
- Analyse (analyser, estimer, calculer, catégoriser...)
- Évaluation (gérer, organiser, planifier, préparer...)
- Synthèse (argumenter, choisir, comparer, justifier...)
Ces processus sont souvent vus comme des degrés de difficulté. En effet, il est plus difficile de comprendre que de mémoriser. Ceci dit, la hiérarchie entre les trois derniers n'est pas évidente, ce qui a conduit à une révision de la classification en 2001 donnant ceci :
La notation favorise trop souvent les processus de faibles niveaux
Les dissertations et commentaires sont des évaluations des processus cognitifs élevés, mais la plupart des évaluations données aux élèves, et en particulier les évaluations notées, n'évaluent que les processus de faibles niveaux que sont la connaissance, la compréhension et l'application. Nous demandons aux élèves de mémoriser et appliquer des savoirs parce que nous pensons que c'est une étape obligée et logique dans l'apprentissage. Mais nous le faisons aussi, parce qu'il est plus facile de mettre des notes à de telles évaluations. Et parce que nous avons tendances à noter tout ce que nous évaluons par soucis d'efficacité, nous limitons le raisonnement des élèves à des processus de bas niveaux.
Comme je l'ai écrit dans d'autres posts, la note n'est pas la meilleure manière de motiver les élèves, et on peut tout à fait se montrer plus exigeant justement parce que l'on ne note pas.
Il est important d'évaluer la compréhension des notions par les élèves. Mais, en s'appuyant sur des évaluations notées et simples à noter, nous focalisons sur ce que l'élève doit apprendre et comment il va prouver qu'il a compris, alors que nous pourrions (devrions ?) focaliser sur le développement d'une pensée individuelle de l'élève.
Qui plus est, la transition entre les attendus de bas niveaux, les plus souvent demandés en classe, et les processus de hauts niveaux demandés aux élèves en commentaire, est généralement brutal. Les capacités d'analyse, d'évaluation et de synthèse sont-elles réellement suffisamment travaillées en classe au quotidien ? À quel point ces processus cognitifs élevés relèvent-ils de l'implicite scolaire ? Ces processus élevés seraient alors des capacités attendues par l'école mais pas explicitées à l'école. L'école s'appuieraient donc sur la capacité des parents à expliciter ces attendus implicites, participant ainsi à la reproduction des inégalités sociales.
Poser de meilleures questions pour encourager le raisonnement
Les processus cognitifs de la taxonomie sont une hiérarchie des difficultés, mais pas une hiérarchie de valeurs ni un chemin linéaire de l'apprentissage. La mémorisation et l'analyse sont des processus complémentaires mais il n'est pas nécessaire de d'abord retenir l'information par cœur pour être en mesure d'analyser par la suite. La mémorisation n'est pas inutile, loin s'en faut, mais dans un monde où l'on a accès à tout instant à une vaste quantité d'informations, est-il raisonnable de focaliser les apprentissages sur la mémorisation au détriment de l'analyse par exemple ?
En gardant à l'esprit la taxonomie, on peut s'assurer de faire le tour des besoins cognitifs pour un meilleur apprentissage. L'élève peut ainsi découvrir une notion nouvelle, ce qui permet de la comprendre, puis s'appuyer sur cette compréhension pour l'analyser. Ensuite, l'élève pourra mémoriser les informations essentielles en connaissance de cause. Enfin, parce que la mémorisation allège la charge cognitive, la synthèse en sera facilité.
En classe, on veillera à poser des questions plus complexes qui encouragent un raisonnement avancé, et ce même tôt dans la découverte de nouvelles notions. Eric Mazur, professeur de physique à Harvard, fait ici la démonstration d'un enseignement en amphithéâtre basé sur le questionnement et l’interactivité :
Dans son cours magistral, Eric Mazur ne se contente pas de poser des questions faisait appel à la mémorisation ou à la compréhension. Il ne leur demande pas non plus de résoudre un problème de physique en appliquant une recette à une série d'exercices. Comme il le dit dans sa conférence de 2009 "Confessions d'un enseignant magistral reconverti", l'application de simples recettes rend la matière ennuyeuse. Les étudiants n'en tiennent pas forcément rigueur à un enseignant jugé "bon" (dit-il dans sa conférence), mais l'apprentissage n'en est pas aidé.
Eric Mazur présente à ses étudiants un résultat de physique et leur demande d'en deviner la cause. Il recense les réponses en temps réel à l'aide d'un QCM à 4 propositions. Il pose la question une première fois, et les étudiants répondent à l'aide de boîtiers interactifs. La majorité des élèves a choisi à part égale les réponses A et B. Puis, une fois qu'ils ont pris position, il demande à ses étudiants d'en discuter et de se convaincre les uns les autres. Il profite de ce temps pour circuler et clarifier certaines notions sans pour autant donner la réponse. Après ce temps d'échanges, il repose la question. Cette fois les réponses A, B et C reçoivent chacun un tiers des votes. Il constate que la réflexion du groupe classe a progressé. L'enseignant reprend l'explication des notions, toujours sans donner la réponse, afin de continuer à faire progresser la réflexion de tous jusqu'à ce que chacun soit convaincu par la réponse.
Dans cet exemple, les étudiants sont dans une démarche d'analyse mais également, lorsqu'il s'agit de discuter entre eux, dans une démarche de synthèse, puisqu'ils doivent présenter des arguments et se justifier. Ce alors même que la compréhension n'est pas encore acquise. Et c'est justement parce qu'ils sont sollicités à un niveau cognitif élevé, qu'ils sont très impliqués dans le processus de compréhension.
Le numérique comme facilitateur des échanges et du raisonnement
En classe, ce genre de questionnement est rendu possible par des applications simples comme Plickers ou Socrative. Socrative permet des questions et des réponses élaborées et des échanges asynchrones, mais il nécessite que tous les élèves (ou groupes d'élèves) aient un terminal auquel se connecter. Plickers quand à lui ne nécessite qu'un seul terminal mobile et une feuille par élève pour pouvoir reproduire le déroulé d'Eric Mazur.
Ce genre de dispositif est donc tout à fait applicable dans toutes les classes. Ce qui importe alors, est la nature des questions posées. Une question que j'ai pu posé à mes élèves de 5èmes en anglais et qui se prête à ce déroulé :
"What is the capital of the biggest state of the United States ?". (Quelle est la capitale du plus grand état des États-Unis?).
On peut poser la question d'emblée, sans explications préalables en donnant comme choix possible : Austin, Houston, Juneau, Anchorage. Dans un premier temps, les élèves répondent au hasard puisqu'il y a peu de chance qu'ils connaissent la réponse, voire, n'ont pas compris la question (ce sera l'occasion de mentionner le superlatif). En leur demandant comment ils pourraient trouver la réponse, ils proposent le plus souvent comme sources la carte du manuel et Internet. On peut leur laisser un temps de recherche avant de reposer la question. Dans notre cas, la plupart des élèves répondent Austin et Dallas, qui sont respectivement la capitale et la plus grande ville du Texas, qui apparaît sur la carte comme étant le plus grand état. On demandera alors aux élèves de prendre le temps de se convaincre mutuellement avant de sonder la classe à nouveau. Au besoin, on apportera des pistes de réflexions, de préférence sous forme de questions : combien y a-t-il d'états et où se trouvent-ils ? Une capitale est-elle toujours la plus grande ville ? Dans notre exemple la réponse est Juneau, capitale de l'Alaska, qu'on oublie souvent parce que ne faisant pas parti du bloc central. Et Anchorage est sa plus grande ville.
A partir de cette seule question, les élèves ont pu découvrir la géographie des USA, la notion de capitale et un superlatif. Cette découverte leur appartient d'autant plus qu'ils l'ont trouvé eux-même, et qu'ils ont eu à défendre leurs trouvailles ou à admettre celle d'un camarade. Dans ces situations, ont entend beaucoup de la part des élèves des "Mais si ! Parce que...". On est loin de la parole du prof et de son savoir absolu, définitif et terne. L'utilisation de Plickers à intervalles réguliers pour sonder la classe, permet un feedback régulier et motivant. L'enseignant ne donnera pas la bonne réponse, mais validera la bonne réponse que la classe, dans son ensemble aura fini par trouver.
Une évaluation cognitivement exigeante
Cette activité peut servir comme amorce d'une séquence sur la géographie des USA, et on pourra par la suite demander aux élèves de créer leurs propres questions sur la thématique. Ces questions pourront servir pour alimenter un quiz d'évaluation ludique des connaissances. Mais, l'évaluation sommative, probablement notée, ne saurait se réduire à une simple restitution des capitales US apprises. Ce que la question posée à la classe a permis aux élèves d'apprendre c'est aussi, et peut-être même surtout, à trouver par eux-même la réponse. Le jour du devoir sur table, on pourra poser des questions nécessitant de se référer à la carte des USA du manuel, voire nécessitant une recherche Internet. Ce n'est pas parce que les élèves ont accès à des outils, y compris un moteur de recherche en ligne, qu'ils réussiront obligatoirement l'épreuve. Tout dépend de la formulation de la question.
Les élèves doivent aller au-delà de la simple restitution de connaissances, ils doivent pouvoir faire la démonstration de leur capacité de transfert de connaissances, leur capacité à appliquer leur savoir à des situations concrètes ou résoudre un problème. Ils doivent pouvoir démontrer des capacités de raisonnement. Pour ça, nos évaluations doivent être en accord avec nos objectifs pédagogiques.
Dans notre cas d'une séquence de découverte des États-Unis, et s'appuyant sur d'autres activités complémentaires, on pourra, en guise d'évaluation sommative notée, demander aux élèves de concevoir une carte postale, ou peut-être mieux encore, un post de type "Facebook" sur la visite d'un site touristique majeur. Les élèves pourraient illustrer leur texte (à la main pour la carte postale) et rédiger un message décrivant à la fois le lieu et leurs sentiments. Le message serait déposé dans un ENT (comme Moodle), ou envoyé par mail à l'enseignant. L'élément essentiel est que le lieu à visiter (ou les lieux différents pour différents élèves) n'aurait pas été vu (du moins en détails) en classe auparavant. Les élèves ont accès à toutes les ressources et tous les outils auxquels ils auraient accès en situation réelle, et l'évaluation le prend en compte. Afin d'ajuster la difficulté, des ressources Internet pourraient être pré-sélectionnées et mis à disposition sur une page web (Moodle ou page Padlet). Aux élèves de savoir trouver et traiter ces informations pour rédiger un document pertinent. Il ne s'agit pas pour les élèves de simplement restituer les connaissances apprises en classes, mais de faire la démonstration de leur capacité à transférer ce qu'ils ont appris à une situation nouvelle.
Alan COUGHLIN, février 2017